Les contrôles alternatifs, clés de la décision partagée en entreprise

Tout le monde (ou presque) est d’accord pour dire que l’autonomie est un des vecteurs majeurs de l’engagement en entreprise. Mais quand il faut passer à l’action, comment s’assurer que les décisions prises par les uns et les autres ne mettent pas en péril le projet de l’entreprise ?

Thierry Gauthron (co-fondateur d’altman) vous explique ce que sont les contrôles alternatifs et comment ils soutiennent les efforts de décentralisation de la décision dans l’organisation.

Les contrôles alternatifs, ou comment réconcilier autonomie et contrôle

C’est sur le site internet de Semco, entreprise brésilienne fameuse pour ses méthodes de management innovantes, que j’ai, pour la première fois, entendu parler des « alternative controls ». Cette expression m’a permis – enfin – de mettre un nom générique sur toutes ces pratiques étonnantes que j’avais eu l’occasion de découvrir dans les ouvrages d’Isaac Getz (Freedom.Inc, 2009) et Frédéric Laloux (Reinventing Organization, 2014) et lors de rencontres avec des dirigeants audacieux qui s’étaient lancés sur la voie du management par l’autonomie et la confiance.

 La pratique qui a le plus contribué à faire connaitre Semco est sans aucun doute son système d’autodétermination des salaires, mis en place il y a plus de 30 ans. Chaque salarié de Semco peut, en effet, s’il le souhaite, décider lui-même de sa rémunération. Le mot « décider » n’est pas ici une figure de style. Le salarié peut réellement et en toute autonomie décider de son salaire sans que quiconque dans l’entreprise – pas même le CEO – puisse s’opposer à sa décision. Spectaculaire ! Mais le plus passionnant se trouve dans le moteur : le système qui permet à une telle pratique de fonctionner durablement sans mettre l’entreprise en danger, ni même dans l’inconfort… C’est là que les contrôles alternatifs entrent en jeu !

Les contrôles alternatifs, qu’est-ce que c’est ?

Les contrôles alternatifs pourraient être définis comme l’ensemble des processus permettant de « sécuriser » l’action ou la décision individuelle (ou collective) sans recours à un contrôle extérieur ou hiérarchique. Autrement dit, des processus permettant de laisser beaucoup d’autonomie à des individus – vos collaborateurs – tout en garantissant que leurs actions seront pertinentes et contribueront au succès de votre organisation.

Un exemple de contrôle alternatif : l’Advice Process. Bien connu des lecteurs de Frédéric Laloux, l’Advice Process permet à un individu de prendre une décision à condition qu’il ait obtenu l’avis – mais pas forcément l’accord – de plusieurs personnes concernées par et/ou expertes du sujet sur lequel porte la décision. Ce procédé tout à fait subtil donne une grande liberté au décisionnaire tout en sécurisant son action. Cette sécurité est procurée par le principe selon lequel les avis recueillis vont naturellement influencer l’action et même l’empêcher dans le cas où ils seraient unanimement contraires… Sous certaines conditions d’état d’esprit du ou des décisionnaires, sujet que nous évoquerons en fin d’article.

L’ensemble des contrôles alternatifs compte un grand nombre de pratiques différentes (dont l’Advice Process) qui peuvent toutefois être rassemblées dans trois grandes familles, ce qui facilite leur appréhension et leur usage dans l’organisation.  Nous présentons ces familles dans les lignes qui suivent.

Les contrôles alternatifs, pour quoi faire ?

Tout manager est confronté à un dilemme. D’un côté, il souhaite donner de l’autonomie à ses collaborateurs ce qui lui permet de déléguer et, dans le même temps, de favoriser leur motivation (l’autonomie est un puissant dopant de l’engagement). De l’autre, il a besoin d’être rassuré sur la qualité de ce qui va être produit par ses équipes, donc de contrôle… Le bon équilibre entre ces deux postures n’est pas évident. L’utilisation des contrôles alternatifs dépasse cette polarité apparente en permettant d’augmenter le niveau d’autonomie tout en préservant la finalité du contrôle – faire en sorte que ce qui est fait soit bien fait – sans besoin d’un contrôle formel du manager.

Parmi les nombreux bénéfices apportés par l’utilisation des contrôles alternatifs :

  • Le renforcement de l’autonomie et donc de la motivation du collaborateur,
  • Une meilleure prise de conscience par le collaborateur des enjeux de son équipe et de son organisation,
  • La réduction du temps consacré au contrôle par le manager,
  • La réduction du volume de sollicitations du manager par ses collaborateurs.

Ce dernier point mérite peut-être un éclairage. Nombreux, en effet, sont les managers qui sont submergés par les demandes de leurs collaborateurs. Dans un système hiérarchique classique, le collaborateur qui fait face à un problème qu’il ne sait pas résoudre immédiatement peut avoir tendance à se retourner vers son manager sans forcément faire l’effort de commencer à chercher une solution. Le recours aux contrôles alternatifs (notamment ceux de la famille des processus réflexifs, voire ci-après) permet de libérer le manager de ce poids en permettant à – et même en incitant – celui qui constate le problème de/à démarrer le processus de résolution.

Les grandes familles et types de contrôles alternatifs

Comme nous l’expliquions un peu plus haut, notre recherche, nos lectures et les missions réalisées pour nos clients nous ont permis d’identifier plusieurs types de contrôles alternatifs distincts qu’il est possible de regrouper en trois grandes familles :

Famille 1 : Les limites

Vous connaissez déjà certains membres de cette famille : Les limites permettent de créer un espace de liberté formel tout en encadrant les conséquences éventuelles de l’action pour l’entreprise, un peu à la manière du plafond de votre carte bancaire.

Les limites

Comme je l’évoquais, certains de ces processus – la logique budgétaire par exemple – sont déjà présents dans de nombreuses entreprises. D’autres comme la nécessité d’obtenir l’accord des personnes impactées le sont beaucoup moins.

Famille 2 : Les processus réflexifs

Ces processus permettent d’utiliser l’énergie des lanceurs d’initiative (ou de ceux qui se plaignent des problèmes) pour passer d’une problématique à une proposition plus élaborée qui prenne en compte les contraintes et intérêts de l’organisation.

Les processus réflexifs

Ces types de contrôles alternatifs, encore assez rarement formalisés en entreprise, sont pourtant extrêmement puissants. Ils agissent comme de véritables freins à la plainte et aux initiatives malencontreuses tout en faisant grandir les collaborateurs. Accompagnés de formations internes permettant une prise de conscience sur les enjeux – notamment économiques et écologiques – de l’organisation, ils peuvent avoir un impact majeur à la fois sur l’ambiance d’une équipe et sur sa capacité à résoudre les problèmes qu’elle rencontre.

Famille 3 : Les processus sociaux et collectifs

Ils permettent d’utiliser l’intelligence collective pour valider (ou pas) l’intérêt d’une initiative.

Les processus collectifs

Cette famille de contrôles alternatifs s’appuie sur l’influence du groupe et sur les postulats suivants :

  • L’individu a tendance à ne pas persévérer dans une action dont les gens en qui il a confiance lui disent qu’elle n’est pas bonne,
  • L’individu a encore moins tendance à prendre le risque d’une initiative s’il est possible de vérifier que de nombreuses personnes la lui avaient déconseillée,
  • L’individu accepte plus facilement une décision lorsque celle-ci est approuvée par le groupe dont il fait partie, même si elle est contraire à son point de vue.

Les trois familles présentées ci-dessus et les listes de contrôles alternatifs qu’elles regroupent ne sont probablement pas exhaustives. Nous invitons nos lecteurs à partager leurs découvertes sur le sujet.

Comment mettre en place des contrôles alternatifs ?

 Un contrôle alternatif ne s’utilise pas isolément. Toutes les pratiques observées dans des organisations y ayant recours combinent plusieurs contrôles alternatifs complémentaires, puisés dans les trois familles présentées ici, de manière à concevoir un cadre d’iniative capable à la fois de libérer la prise de décision et de sécuriser l’organisation.

Nos recommandations pour y parvenir sont les suivantes :

  1. Définir précisément le périmètre de décision auquel s’applique le cadre qu’on souhaite mettre en place,
  2. Combiner plusieurs contrôles alternatifs de manière à obtenir un cadre équilibré ni trop contraignant (ce qui étoufferait l’initiative), ni trop peu cadré (ce qui ferait peser un risque de dispersion ou de mauvaises décisions),
  3. Ne pas chercher trop de sophistication dans un premier temps et accepter de lancer un premier prototype tout en se réservant la possibilité de le faire évoluer si son fonctionnement ne se montrait pas optimum.

Le premier point relatif au périmètre de décision mérite quelques commentaires : Par construction juridique, toutes les décisions prises dans l’entreprise le sont forcément par délégation du ou des dirigeants (mandataires sociaux). Nous pensons donc que la formalisation des grands périmètres de décision est une saine habitude que nous recommandons même aux entreprises les plus horizontales (ce qui par exemple est fait de manière très formelle dans les systèmes sociocratiques ou holacratiques). Pour revenir aux contrôles alternatifs, il peut être tout à fait envisageable de les expérimenter d’abord sur un périmètre restreint. Typiquement, parmi les clients que nous avons accompagnés sur le sujet, plusieurs ont choisi de s’accoutumer à leur usage en les limitant dans un premier temps aux initiatives internes (vie de l’entreprise, amélioration continue de l’organisation) plutôt qu’à des processus exposant les clients ou les fournisseurs par exemple.

Des exemples concrets d’utilisation des contrôles alternatifs

L’illustration suivante décrit, à titre d’exemple, comment Buurtzorg – Une organisation néerlandaise de près de 15 000 infirmières travaillant en équipes autonomes de 10 à 12 personnes – utilise une combinaison de contrôles alternatifs pour assurer le bon fonctionnement de son système.

Exemple Buurtzorg

Notre seconde illustration présente le système de rémunération mis en place chez notre client Discngine.

Exemple Discngine

Contrôles alternatifs et méthodes agiles

Un autre exemple d’utilisation des contrôles alternatifs peut également être observé dans les méthodes agiles. Ainsi dans SCRUM :

  • le sprint planning intègre un processus social et collectif: la décision des tâches embarquées sur le sprint est prise par l’ensemble de l’équipe ce qui a pour effet d’engager chacun de ses membres et de neutraliser les éventuelles plaintes liées à une éventuelle surcharge,
  • le suivi des indicateurs de vélocité et d’avancement est un processus réflexif qui incite l’équipe – guidée par le scrum master qui n’a pas de rôle hiérarchique – à progresser au service des enjeux de l’organisation…

Les conditions requises pour que ça marche

Vous l’avez compris, l’usage des contrôles alternatifs entraine un double cercle vertueux :

  • Il donne de la liberté aux collaborateurs, ce qui contribue à leur motivation et favorise leur prise d’initiative, initiatives qui elles-mêmes sont bénéfiques pour l’entreprise grâce au cadrage des contrôles alternatifs, ce qui donne envie aux dirigeants de donner encore plus de liberté…
  • L’installation des contrôles alternatifs démontre la confiance du ou de la dirigeante dans ses collaborateurs, qui en retour souhaitent se montrer à la hauteur de cette confiance, ce qui réduit le risque d’abus du système mis en place, ce qui donne envie au ou à la dirigeante d’aller encore plus loin dans la confiance…

Il convient toutefois d’engager cette démarche d’une manière adaptée au niveau de confiance existant au départ. Dans un climat d’entreprise ou d’équipe conflictuel, l’envie de nuir ou de contre-carrer les plans des dirigeants pourrait, en effet, inciter des opposants à abuser de mécanismes libératoires trop ambitieux, ce qui aurait pour effet de les rendre beaucoup moins opérants. Tant que le climat de confiance n’est pas installé, il sera plutôt souhaitable de prévoir des mécanismes permettant d’empêcher les décisions/action volontairement nuisibles. En revanche, une fois les boucles vertueuses en fonctionnement, les éventuels opposants vont rapidement se trouver marginalisés par la majorité des collaborateurs qui comprennent bien l’intérêt (pour eux-mêmes) de jouer le jeu, ce qui permettra d’aller plus loin dans la démarche.

Surtout, nous croyons que la mise en place de contrôles alternatifs doit s’accompagner, en amont, d’un travail de fond sur les relations visant à résorber les tensions et conflits et à installer un niveau de confiance globalement très élevé. C’est à cette condition que les contrôles alternatifs pourront exprimer toute leur puissance de libération des initiatives et de l’engagement.

A vous de jouer !

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