Depuis deux ans, nos amis (et clients) de Discngine (brillant éditeur de logiciels pour la recherche en Life Sciences) expérimentent la prise de décision par consentement dans le cadre de leur processus de rétrospective de sprint (cf. la gestion de projet agile) et dans certains groupes de travail. Formant l’un des quatre piliers de la Sociocratie, cette méthode de prise de décision offre la promesse d’une alternative très efficace aux deux extrêmes que sont la décision autocrate et le consensus mou. Mais qu’en est-il dans la vraie vie ?
Sebastien Conilleau, initiateur de cette démarche chez Discngine, s’est gentiment prêté au jeu de l’interview et nous livre les leçons qu’il tire de cette expérience in vivo.
Comment est venue l’idée de recourir au consentement ?
Il y a deux ans, je me suis aperçu qu’on faisait des rétrospectives (ndlr. rituel de la méthode SCRUM visant à tirer les leçons de ce qui ne fonctionne pas bien) qui n’étaient pas suivies d’action. On mettait des mots sur ce qui n’allait pas, mais on entreprenait rien derrière. C’était comme si la recherche de consensus aboutissait à une absence de prise de décision. Cela entrainait de plus en plus de désengagement de la part des équipes lors des rétrospectives. Schématiquement, sur une équipe de huit, trois personnes étaient force de proposition et le plus souvent se crêpaient le chignon pour savoir quelle était la meilleure solution alors que les 5 autres se mettaient clairement en retrait, ne trouvant que peu d’intérêt à ces discussions improductives. Il fallait trouver autre chose !
Or en 2016, ma lecture de la BD sur l’holacratie m’avait permis de découvrir le principe de la décision par consentement. En avril 2017, j’ai pris l’initiative d’en parler à l’ensemble de l’entreprise lors de notre réunion interne appelée « I have something to tell you this month ». =>Deux équipes de développement et un groupe de travail se sont montrés intéressés pour l’expérimenter.
Peux-tu me décrire le processus que vous avez mis en place ?
Dans un premier temps, nous avons suivi à la lettre le processus présenté dans la BD sur l’holacratie (cf p47) :
Inclusion > Points administratifs > Ordre du jour > traitement de chaque tension via le processus de consentement > clôture
L’ordre du jour était établi à partir des tensions ressenties par les participants, celles-ci servant à établir une liste de problèmes qui était ensuite hiérarchisée par un vote du groupe.
Le processus de prise de décision par consentement à proprement parler se déroulait comme suit :
– Proposition : la personne à l’origine du problème arrivé en haut de liste est invité à exprimer sa proposition pour le résoudre.
– Clarification : les participants qui le souhaitent peuvent poser des questions afin de mieux comprendre la proposition qui leur est soumise.
– Réaction : Un tour de table permet (et impose) à chacun d’exprimer ce qu’il ressent ou pense de la proposition. C’est l’occasion de dire tout le mal ou tout le bien qu’on en pense.
– Amendement : La personne ayant exprimé la proposition peut alors choisir entre trois comportements :
- Amender, c’est à dire améliorer sa proposition pour tenir compte des réactions des uns et des autres,
- Clarifier, c’est à dire la laisser en l’état tout en essayant de convaincre les autres de son intérêt, ou encore,
- Se retirer, renoncer à sa proposition.
– Objection : Le tour d’objection permet à ceux qui le souhaitent d’exprimer leur objection à la proposition. Une objection est recevable lorsque la personne qui objecte considère que mettre en place la proposition nuirait au fonctionnement de l’équipe. La personne ne peut alors pas « vivre avec » la proposition.
– Intégration : Les objections levées sont traitées les unes après les autres, quitte à faire encore évoluer la proposition. Une fois la dernière objection levée, la proposition est considérée comme adoptée et devient donc une décision.
Une des forces de la méthode tient au fait que la parole est canalisée pendant le processus :
– Proposition : seule la personne qui propose parle.
– Clarification : il s’agit de questions/réponses entre une personne et la personne qui propose. Les questions doivent être factuelles. La discussion n’est pas ouverte, l’intervention d’une troisième personne est strictement prohibée.
– Réaction : les participants font un monologue, chacun leur tour. Personne n’a le droit de couper la parole, ni même d’intervenir (pas même la personne qui propose).
– Amendement : à nouveau, seule la personne qui propose a le droit à la parole.
– Objection : chaque participant doit indiquer l’un après l’autre s’il a une objection à la proposition ou s’il peut vivre avec.
– Intégration : c’est le seul moment où la discussion est ouverte
Le respect du droit ou pas à la parole est ce qui nécessite le plus de travail pour le facilitateur.
Comment la démarche a-t-elle été acceptée par les équipes ?
C’est un mélange. Les gens ont trouvé ces réunions à la fois frustrantes du fait qu’elles imposent une limitation presque militaire à la prise de parole et qu’elles laissent peu de place à la spontanéité. Et en même temps, la plupart en ont vite compris l’intérêt. Les feedback que j’ai recueillis assez rapidement après la mise en place du dispositif ont montré que « ça marchait ». Même des gens qui n’y croyaient pas au départ se sont rapidement montrés satisfaits.
Pour l’une des trois équipes, cela a été un peu plus difficile. C’était l’équipe la plus ancienne avec des habitudes déjà ancrées et aussi celle qui comptait le plus de membres off site qui du coup ne pouvaient pas participer à toutes les rétrospectives. La première réunion a été assez difficile. Le fait de découvrir la méthode et simultanément d’essayer d’adresser un problème central dans l’équipe n’a pas aidé ! C’était dur, mais pas si mal. Les participants ont quand même adhéré.
Au final, au moins une équipe a changé radicalement ses pratiques de travail en un temps extrêmement court, sans pour autant que ce soit brutal.
Après deux ans de mise en oeuvre, qu’est-ce qui t’a le plus séduit dans la démarche ?
Le principe qui veut que celui qui évoque un problème doit également apporter un début de proposition pour le résoudre est vraiment intéressant. Il contribue à responsabiliser les acteurs et, par ce biais, favorise la hiérarchisation des problèmes, seuls étant finalement évoqués ceux qui sont vraiment critiques ou ceux qui sont simples à résoudre.
Le formalisme du processus se révèle également terriblement efficace. Dans le tour de Réaction par exemple, je m’attendais à des réactions sans fin. J’avais peur que les gens prennent la parole pour rebondir sur ce qui venait d’être dit et qu’on assiste à ping pong sans fin. Et en fait pas du tout. Moyennant de la facilitation ou de l’auto-discipline, le processus empêche le rebond. Du coup les sujets sont évoqués rapidement mais s’étouffent spontanément. Les gens s’arrêtent de parler car il n’y a pas de discussion, c’est un monologue, et s’il leur arrive de tourner en rond, ils s’en rendent compte rapidement et s’arrêtent naturellement !
Un peu dans le même sens, nous imaginions que le tour des Objections pouvait durer un temps fou. Hé bien, en pratique, c’est le tour le plus court. On récolte essentiellement des objections de forme : « ta proposition n’est pas applicable, car elle est trop vague » qui invite le proposeur à faire évoluer sa proposition pour qu’elle devienne réellement applicable. L’intelligence collective joue à plein et les propositions d’amélioration sont élaborés rapidement.
Enfin, je me suis aperçu que rechercher le consentement nous a permis bien souvent d’arriver à un consensus, mais bien plus rapidement que si nous n’avions pas utilisé ce mode de prise de décision !
Quels sont les pièges à éviter ?
L’expérience nous montre qu’il y a des points d’attention à ne pas négliger. Avec Eric, notre président, nous avons identifié deux risques principaux :
– L’usure de l’outil qui peut, si on n’y fait pas attention, déboucher sur du désengagement de certains individus au moment de la prise de décision. Pour le dire autrement, sous la pression du groupe, des personnes vont dire « je peux vivre avec » alors qu’elles ne le peuvent pas en réalité ce qui va poser des problèmes plus tard. Un travail doit être fourni pour que chacun reste très engagé et s’autorise à ne pas consentir, lorsqu’il se sent vraiment en désaccord.
– Le recours systématique au consentement pour toute prise de décision. L’outil est adapté dans certains cas mais ne doit pas devenir le seul mode de prise de décision. Il en existe plein d’autres : la décision hiérarchique classique ou encore l’advice process. Une vraie réflexion doit être menée en interne pour choisir les modes de décision les mieux adaptés à chaque situation.
Et aujourd’hui, où en êtes vous de la pratique ?
Aujourd’hui, dans les retrospectives, on se sert beaucoup moins du processus formel. Cela s’explique par plusieurs raisons :
– Tout d’abord, et comme le dit Claire, la scrum master d’une des équipes : « je pense que c’est un réflexe pour tout le monde maintenant d’aller dans ce sens »,
– On a probablement moins de problèmes importants qu’il y a deux ans, car le système nous a permis de résoudre certains des plus critiques,
– Pour au moins une équipe, les rétrospectives sont devenues un moment d’échange, moins formalisé, où on travaille davantage sur le ressenti des uns et des autres. Lorsqu’il y a un problème factuel qui apparait, on peut revenir spontanément au processus (et ça peut venir de n’importe qui, plus besoin d’un facilitateur !). Tout le monde connait le processus et s’auto-discipline.
L’expression « je peux vivre avec » revient tout le temps dans la bouche des collaborateurs de Discngine. L’habitude de laisser les choses se faire même lorsqu’on « pense » avoir une meilleure idée s’est diffusée dans notre culture d’entreprise. Un beau pas en avant !
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