Interview croisée de Carlos Verkaeren et Michel Sarrat

Michel Sarrat, président de GT Location, et Carlos Verkaeren, ancien président du Groupe Poult, nous font le plaisir de partager leurs expériences de l’innovation managériale…

Quelle a été en quelques mots votre histoire et votre parcours et ce qui vous a conduit à lancer ces démarches de transformation ?

Carlos Verkaeren : J’ai eu un parcours assez classique, plutôt financier, débuté dans une holding puis dans un fonds. Je suis arrivé chez Poult en 2001, un des actifs du fonds dans lequel je travaillais. J’étais un manager assez classique. Puis en 2002/2003 il y a eu un plan social assez violent. Nous nous sommes séparés de près de 130 personnes sur 400. C’était aussi assez violent sur le plan personnel, j’ai été séquestré pendant 24h. J’ai dû mettre mon numéro sur liste rouge car les gens n’arrêtaient pas d’appeler chez moi la nuit. Les résultats se sont améliorés assez vite, mécaniquement quand on se sépare de salariés. Et 1 an ou 2 plus tard l’activité a décru à nouveau. Cela a un peu été mon déclencheur. Lors d’un plan social on pense rarement à ceux qui restent, pour qui c’est très dur aussi.
Deux autres questions me travaillaient aussi depuis une quinzaine d’années  : comment on fait pour créer des environnements de travail beaucoup plus enthousiasmants ? Et comment créer des boites qui s’installent sur la durée, avec une vision de long terme ?

Au-delà de ça, il y a mon éducation, mon tempérament qui ont joué, et j’ai toujours eu une approche humaniste, une confiance en l’homme. Avec la conviction que l’entreprise n’est pas seulement là pour l’actionnaire.

Le déclenchement concret a eu lieu fin 2006 : nous avons fermé une usine à Montauban pendant 2 jours. On a réuni tout le monde et on a dit « voilà, on va faire autrement. Nous sommes évidemment là pour vous aider, vous entraîner, vous coacher, mais c’est à vous de prendre votre destin en main. »

Michel Sarrat : Je co-dirige avec mon frère Eric le groupe familial GT Location, avec, pour reprendre Carlos, une tradition humaniste dans l’entreprise, dès sa création par notre grand-père. Dans laquelle je me retrouve. Quelque part, j’ai une fierté de poursuivre cela.

En 1987, nous avons mis en place un accord d’intéressement très significatif pour associer les salariés au résultat économique comme une évidence. Puis on a rapidement proposé aux salariés de placer leur argent dans l’entreprise. C’était une forme de pédagogie, puisqu’on expliquait qu’avec cet argent on rachetait des camions etc. Puis cela s’est logiquement transformé en actionnariat : dès 1991, on a proposé pour la première fois des « stock options » à ceux qui le souhaitaient.

Carlos Verkaeren : Cela représente combien aujourd’hui ?

Un salarié sur deux place de l’argent de façon libre et volontaire, soit sous forme d’actions soit d’obligations privées.

De même en 1988, on s’est intéressé aux jeunes. Et par un concours de circonstances, notamment grâce au CJD (Centre des Jeunes Dirigeants, ndlr), on a créé notre propre école. A l’époque il y avait toute une dynamique d’entreprises qui avaient créé leur école professionnelle. Aujourd’hui, plus de 1600 jeunes ont appris un métier et trouvé un emploi grâce à notre école. Voilà pour l’histoire de l’entreprise.

Puis il y a eu 2011, l’année noire, où on a tout cumulé : plan social de 40 personnes, 5 millions d’impayés. Comme cela arrive parfois dans la vie personnelle et professionnelle, il y a eu un concours de circonstances qui fait que c’est la machine à baffes. Plus grave, et ce qui nous a beaucoup marqués, c’est que notre directeur technique, Vincent, est décédé suite à un cancer, le 28 mai 2011. Le 25 mai, mon frère Eric apprenait qu’il avait un cancer également. En juin, notre directeur financier faisait un AVC qui faisait suite à un infarctus grave d’un directeur de filiale. On a cumulé les pépins. Là, ce n’est pas un problème d’argent, c’est comme la séquestration que tu as vécu, ce sont des choses qui marquent. A la suite de cela, grâce à Christophe Le Buhan qui nous a accompagnés, on s’est dit qu’on devait tirer des enseignements sur les fragilités qui avaient été révélées. On a commencé sur ses conseils par lire des bouquins, et c’est comme cela que nous sommes venus vous voir (Poult, ndlr) un an après.

Justement, à part Christophe, quelles sont les 3 ou 4 personnes qui vous ont vraiment inspirées sur ce chemin ?

Michel Sarrat : Il y a eu Vineet Nayar qui a écrit « Les employés d’abord, les clients ensuite », puis Isaac Getz (auteur avec Brian Carney de « Liberté & Cie », ndlr). Cela correspondait au moment où nous sommes venus vous voir (Poult, ndlr). Quelque part, il y avait une traduction concrète. Ce fut une période très stimulante. Puis bien sûr Frédéric Laloux (auteur de « Reinventing organizations », ndlr), que j’ai pu rencontrer grâce à EVH (Entreprises Vivantes par et pour des hommes et des femmes vivants, association dont Michel est membre, ndlr).

Et plus récemment, Bertrand Ballarin, chez Michelin : un grand monsieur dans une belle entreprise. Dans leur histoire, il y a toujours eu cette bascule, cette double culture entre des process industriels très élaborés et l’implication des salariés dès les années 20.

Carlos Verkaeren  : Frédéric Laloux aussi évidemment. Mais aussi une autre personne, Ricardo Semler chez Semco que j’ai eu la chance de rencontrer au Brésil (on participait tous les deux à une conférence) et qui m’a beaucoup marqué. Gary Hamel également avec « La fin du management ». Il y a un vrai fil rouge, entre ces 3 auteurs : ils ont tous une vision globale, systémique, de la société.

Michel Sarrat : Sur ces trois, je ne connais que Frédéric Laloux, mais ce que je sens de lui, c’est qu’il le vit vraiment. Une forme de congruence.

On ressent en vous une vraie envie de transformer. Comment voyez-vous l’évolution des organisations dans les 10-15 prochaines années ?

Carlos Verkaeren  : Je me demande si on n’est pas un peu au même endroit qu’en 1880-90 : à l’aube de la révolution industrielle. C’est à cette période qu’on a inventé le management, on est passés de très petites entreprises à des entreprises de plusieurs milliers de personnes, valorisées à plusieurs milliards.

Je me demande si nous sommes pas à cette période là : est-ce qu’on n’a pas raison trop tôt d’une certaine façon ? Ce qu’on imagine maintenant ne sera-t-il pas le lieu commun dans 15 ou 25 ans ? La société est beaucoup plus compliquée, il y a les nouvelles générations. Est-ce que nous ne sommes pas un peu des avant-gardistes de ce changement profond qui prendra peut-être 20 ou 25 ans ? Il y a ça dans tous les mouvements religieux, politiques. Une espèce d’avant-garde agissante. Edgard Morin, un philosophe que j’aime vraiment beaucoup, parle de cette avant-garde agissante qui finit par être « mainstream ».

Michel Sarrat :  Je repense en t’écoutant à une autre personne qui m’a marqué : Jean Staune. C’est un philosophe des sciences, un prospectiviste, qui a écrit « Les clés du futur » et c’est un des livres qui m’a le plus marqué. Il a une approche commune à celle de Marc Halevy, il parle d’une bifurcation similaire à celle du moyen-âge, dans le passage à la Renaissance. C’est juste ça, cela se produit tous les 500 ans et ça tombe sur nous ! On va vers un monde formidable mais « qu’est-ce qu’on va en chier ». Ça craquelle de partout, quand on voit notamment le système politique en ce moment, les vieux systèmes…Jean Staune a une description de la crise financière de 2008 qui se lit comme un thriller.  Il parle d’une bascule des énergies, des modes de vie bien sûr, mais aussi de l’organisation des entreprises (il cite notamment Bertrand Martin, dont le livre « Oser la confiance » va être réédité), et met tout cela en perspective. C’est passionnant.

On sent bien dans ces transformations le rôle central du dirigeant. Comment penses-tu qu’il soit possible de leur montrer le chemin ? Et comment faire que l’organisation continue d’évoluer après son éventuel départ ?

Michel Sarrat : Je crois beaucoup au fait de témoigner, tout simplement. Dans mon rôle de dirigeant sur le point de passer les rênes, je dois faire comprendre que c’est possible, que cela peut marcher, avec une vision humaniste de l’entreprise. C’est ce qui me touche dans votre approche (Altman Partners, ndlr), on peut être à la fois dans une démarche économique et en même temps dans une démarche organisationnelle où l’homme prend toute sa place. C’est possible, ça peut marcher. Notre rôle est de témoigner, sur ce qui a fonctionné et n’a pas fonctionné. Sans faire de prosélytisme mais en invitant à venir voir.

Concernant la 2ème question, je pense que c’est extrêmement important de partager avec les actionnaires cette vision de l’entreprise. C’est un des points communs que l’on trouve chez Isaac Getz et Frédéric Laloux. Le dirigeant a absolument besoin d’être soutenu par ces actionnaires, le conseil d’administration, car in fine dans notre système économique actuel ce sont eux qui ont le pouvoir. Il faut que cela ait du sens pour eux de soutenir l’entreprise. Ce que nous vivons sur le plan familial est très beau, c’est construire ensemble notre rôle d’actionnaire (avec notamment sa famille, ndlr) pour que le dirigeant de demain ait les bases pour faire perdurer ce en quoi nous croyons.

Pour conclure, qu’est-ce qui vous a donné envie d’intégrer l’« advisory board » d’Altman Partners ?

Michel Sarrat : C’est vraiment la rencontre avec Altman qui a compté. Les valeurs et le projet que vous portez ainsi que le plaisir de nos échanges. J’aspire aussi à m’entourer de gens jeunes comme vous. Enfin, je suis ravi de retrouver Carlos.

Carlos Verkaeren  : Je ne voudrais pas répéter ce que dit Michel, mais il y a eu au départ un très bon contact avec Thierry puis Jean. C’est vraiment une aventure humaine avant tout. On est habités par l’envie de changer le monde à notre petite échelle pour qu’il s’améliore. Par ailleurs, je démarre une nouvelle aventure entrepreneuriale et je suis sûr que nous aurons des problématiques communes qui pourront nous enrichir mutuellement.

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